Sauvetage de 3 soldats américains






Le 7 juin 1944, à 12h15, le lieutenant Charles Voigt décolle de Beaulieu, dans le sud de l’Angleterre. Il est aux commandes d’un chasseur bombardier P.47 Thunderbolt. Sa formation est composée de 14 appareils appartenant à l’escadrille 508 (365e groupe, 386e escadron de l’US Air Force) commandée par le lieutenant Ritchie.
La mission de cette formation consiste à détruire certains objectifs situés dans la région de Coutances-Saint-Lô, notamment le pont de chemin de fer de Saint-Sauveur-Lendelin. Après avoir détruit 8 camions d’un convoi allemand près de Canisy, plus 5 autres entre Coutances et Saint-Lô, l’escadrille met le cap sur Coutances pour bombarder la gare. Des 11 avions qui restent, seul le lieutenant Voigt ne larguera pas ses deux bombes. Il expliquera que son P.47, en descendant trop bas pour mitrailler un camion camouflé, avait heurté un obstacle. Une des hélices en fut faussée, empêchant le chasseur bombardier de reprendre de l’altitude. Le choc enraya aussi le mécanisme de largage des bombes, à l’insu de Charles Voigt, persuadé de les avoir larguées. En quittant le ciel de Coutances, le P.47 commence à prendre feu. Faute d’altitude, le recours au parachute est proscrit. La seule solution qui reste est de tenter un atterrissage de fortune. Il est 13h30 lorsque le chasseur bombardier apparaît dans le ciel de Montsurvent.
En touchant le sol à plus de 300 km/heure, le P.47 passe au travers d’une première haie dans laquelle restent plantées les deux bombes, sans exploser. L’appareil franchit la route Montsurvent-Saint-Malo-de-la-Lande, traverse une deuxième haie, finit sa course au milieu d’un champ sur la commune de Boisroger. Sous la violence du choc, le fuselage a été coupé en deux. Sonné, Charles Voigt parvient à s’extraire du cockpit, dont il s’éloigne en boîtant.
En la personne de Camille Rigot, qui a vu l’avion tomber à moins d’un kilomètre du foyer familial, la chance sourit au lieutenant américain. Plein de sang-froid, Camille Rigot intervient en aidant le pilote à se cacher derrière une haie, le temps de revenir à la nuit tombée, pour le prendre en charge. La chance sourit une deuxième fois au lieutenant Voigt, lorsqu’il échappe aux recherches d’une patrouille allemande. La 30e brigade mobile du 54e corps d’armée, composée en majorité de soldats géorgiens et russes enrôlés contre leur gré dans la Wehrmacht, ne fait pas preuve de beaucoup de zèle. Du lieutenant Voigt blotti au pied de son talus, révolver en main, s’éloigne le danger.
La nuit introduit la figure de Julien Rigot, évadé d’Allemagne quelques mois plus tôt, qui accompagne son frère Camille. Ils prennent en charge le pilote, qu’ils emmènent au Village-Ganne, au domicile de Pierre Lesaulnier. Charles Voigt y passera sa première nuit montsurventaise. Muni de faux papiers obtenus par Camille, membre d’un réseau de résistance locale, le pilote s’installe chez les Rigot dès le lendemain, en demeurant cloîtré dans le grenier. Une nouvelle se répand alors, selon laquelle les Allemands s’apprêtent à occuper le Village-Ganne. Ici intervient Robert Leboyer, le jeune instituteur de Montsurvent. Dès le lendemain du crash, il propose son aide à Camille Rigot. En investissant le Village-Ganne, les Allemands risquent de découvrir Charles Voigt. Le danger est d’autant plus grand que Julien Rigot est recherché par la gendarmerie depuis son évasion d’Allemagne. Camille Rigot accepte alors la proposition de Robert Leboyer.
Au-dessus des salles de classe, l’école de Montsurvent est séparée en deux appartements, respectivement attribués à l’instituteur et à l’institutrice. Jusqu’à la mi-juillet, Charles Voigt restera caché dans l’appartement de l’instituteur, au-dessus de la classe de garçons, fermée depuis début juin. À la moindre alerte, il est convenu qu’il se glisse dans les combles pour y disparaître. Ses blessures, notamment son entorse au pied gauche, seront soignées par Simone Leboyer, la femme de Robert, secondée par Mlle Poirier, infirmière de la Croix-Rouge à Coutainville.
Le 28 juin 1944, Joseph Hélye, le fils de la voisine, tombe sur « deux drôles de gars » qui réclament du lait dans la cour de sa maison. Le petit Joseph a juste quatorze ans, mais il ne perd pas son sang-froid. Sans hésiter, il prévient l’instituteur qui se précipite sur place pour voir de quoi il retourne. Les « deux drôles de gars » dont parle Joseph sont des parachutistes de la 82e division aéroportée américaine. Celle-là même qui restera célèbre pour avoir sauté sur Sainte-Mère-Eglise dans la nuit du 5 au 6 juin 1944. Faits prisonniers, le sergent Edward Morrissey et le soldat Norman Welsh ont réussi à fausser compagnie à leurs geôliers. L’aile gauche de l’école est occupée par un pilote, l’aile droite le sera par deux parachutistes. Veuve et mère de trois enfants, l’institutrice, Marguerite Vienne, s’engage à les prendre en charge.
Afin de subvenir aux besoins causés par deux bouches de plus à nourrir, l’instituteur s’en va frapper aux portes pour récolter des denrées. Laëtitia Lemallier et son fils Marcel répondent présents, de même qu’Eugène Bourgeot, Eugène Delaroque et Arméline Hélye, cultivateurs de la commune. Les deux filles de l’institutrice, respectivement âgées de 12 et 14 ans, se souviennent bien de Marcel Lemallier, qui passait toujours en fin de journée. Ayant conservé un poste à galène malgré l’interdiction, le jeune Marcel disparaissait dans le grenier avec les Américains et l’instituteur, tous impatients d’écouter Radio-Londres sur les ondes de la BBC.
Préoccupés par la ligne de front, les raids incessants des avions alliés, la déroute programmée de leur armée, les Allemands n’ont rien flairé. S’ils ont soupçonné quelque chose, ils ont fermé les yeux. C’est l’avis de Robert Leboyer, qui surprend un jour les trois Américains en compagnie d’un Allemand, au beau milieu d’un carré de fraises, derrière l’école. L’Allemand leur réclame une bicyclette, sans pouvoir se faire comprendre des trois hommes, qu’il ne prit pas forcément pour des Français, malgré leur déguisement. En lui cédant sa propre bicyclette, Robert Leboyer s’est débarrassé de l’Allemand, soucieux de déguerpir au plus vite parce que, selon toute vraisemblance, il désertait.
À partir du 13 juillet, le front se rapproche. Et l’instituteur croit bon de dissimuler dans la nature les trois fugitifs, en attendant l’arrivée des libérateurs qui semble imminente. Dans le chemin creux qui mène de l’église au presbytère, on ménage un abri dans lequel Charles Voigt, Edward Morrissey et Norman Welsh s’installent avec vivres et couvertures. Une quarantaine de soldats allemands investissent alors l’école qui va servir de dortoir. Marguerite Vienne et ses trois enfants passeront deux nuits à la belle étoile, dans le même abri où sont réfugiés les Américains.
Sur la ligne Lessay-Périers-Saint-Lô, la défense allemande tient bon. On ne peut pas se terrer indéfiniment dans un chemin creux. Et la décision est prise de rallier les troupes alliées via la côte. Le jour J est fixé au 17 juillet 1944. Habillés en civils normands et portant baluchon sur l’épaule, les Américains marcheront jusqu’à Coutainville, précédés par Simone et Robert Leboyer. Ils se fondent dans la masse de réfugiés, jetés sur la route à cause des combats. Les beaux-parents de l’instituteur les accueillent. À la nuit tombée, secondé par Marcel Maudouit, le marin pêcheur recommandé par Edouard Quétier, chef d’un réseau de résistance locale, Robert Leboyer les guidera jusqu’aux mielles de Blainville, où les attendent deux doris. Cette deuxième embarcation est destinée à un second groupe de fugitifs, composé de deux autres parachutistes et de deux évadés français, emmenés par Camille Rigot. Au nez et à la barbe d’une unité allemande, les hommes traînent les doris jusqu’à la mer. Ils embarquent en prenant la direction du nord.
Le vent se lève en même temps que s’abat sur les fugitifs une forte pluie. Agrippés aux avirons, Robert Leboyer et Marcel Maudouit s’acharnent à maintenir le cap. Charles Voigt, Edward Morrissey et Norman Welch écopent à tour de bras. Les cinq hommes atteindront les dunes de Portbail en début d’après-midi. Ils tombent sur le premier poste américain à l’entrée de la bourgade. De là, on les conduit au quartier général allié, situé à l’abbaye de Blanchelande, sur la commune de Neufmesnil, où ils sont interrogés séparément. Leur précieux témoignage permit d’éviter un massacre inutile. En effet, les Américains avaient prévu de bombarder la côte ouest du Cotentin, où des milliers de civils s’étaient justement réfugiés pour fuir les combats.
Charles Voigt, Edward Morrissey et Norman Welsh regagneront l’Angleterre dans les jours suivants. À cause de son entorse au pied, le lieutenant Voigt fut momentanément affecté à une école de pilotage. Il retrouva les commandes d’un P.47 après sa guérison, en combattant jusqu’à la fin de la guerre. La Médaille de l’Air avec deux feuilles de chêne lui fut attribuée, de même que la Purple Heart. Marié et père de trois enfants, il mourut en 1958, dans un accident d’automobile.
En septembre 1944, la 82e division aéroportée fut parachutée sur les Pays-Bas. Edward Morrissey y perdit un oeil. Rentré chez lui avant la fin de la guerre, il mourut en 1990. Norman Welsh survécut lui aussi à la guerre. Les deux parachutistes furent décorés de la Purple Heart. Ils sont longtemps restés en contact épistolaire avec Marguerite Vienne.
Du côté des helpers, Marguerite Vienne et Robert Leboyer ont retrouvé leur école au début du mois d’août 1944. Les classes avaient servi d’écuries pour les chevaux et tout le mobilier scolaire avait disparu dans les roulantes allemandes. Marguerite Vienne mourut en 1954 et Robert Leboyer en 1996. Camille et Julien Rigot se sont engagés dans la 2e Division du général Leclerc, en participant à la libération de la France. Le premier mourut en 1983 et le second en 1996.
*Le 27 juillet 2024, à l’occasion du 80e anniversaire de la libération de la commune, une stèle honorant la mémoire des helpers et des 3 soldats américains a été érigée devant la mairie de Montsurvent par l’association Monte Supra Ventum.